Alors qu'ils entraient dans la maison de Christian et de sa Mamie, Mallory se surprit à bâiller. Visiblement, la fatigue due à sa longue veillée d'hier soir avec Melody commençait à se faire ressentir. C'était bien dommage puisque la soirée s'annonçait animée, et qu'il était encore tôt bien que la nuit soit tombée depuis un moment déjà. En prenant garde à ne pas heurter un des papillons de nuit qui envahissaient la pièce, Mallory alla chaleureusement saluer la Mamie de Christian, toujours aussi gentille. Au fond d'elle, Mallory espérait lui ressembler quand elle serait plus âgée. Sauf que sa nouvelle idole semblait avoir un peu trop bu de tisane, et sa copine Hortense, la grand-mère de J-C, aussi. Ça, c'étaient des mamies rock'n'roll
. Mais c'était aussi plutôt dangereux : Hortense s'était carrément mise à se prendre pour le Lièvre de Mars et à balancer des tasses en tous sens, démente. Heureusement, les papillons de nuit arrivaient à les rattraper en plein vol avant qu'elles ne s'écrasent sur le sol, si bien qu'il n'y eut pas de dégâts. Pas trop rassurée pour autant, Mallory s'empressa de suivre les miniatures et Christian jusque dans la chambre de celui-ci. Là gisait une maison de poupées renversée, et Mallory, que la fatigue rendait encore plus émotive que d'habitude, en fut toute retournée.
- Spoiler:
Le choc passa rapidement, heureusement, et elle se retrouva à côté d'Angélique pour discuter tandis que Christian et Diabolique remettaient la maison en place. Elle se sentait un peu coupable de ne pas les aider, mais en fait, vu sa lucidité actuelle, il valait mieux pour tout le monde qu'elle ne touche à rien. Elle se tourna alors vers Angélique avec un grand sourire timide, bien décidée à engager la conversation.
-Ton auréole est très jolie , complimenta Mallory.
Christian et Diabolique finirent peu après de redresser la maison de poupées, puis s'en suivit une affaire de calendrier des bains qui la fit bien rire. Enfin, tandis que les deux miniatures s'étaient enfermés dans la petite maison pour que Diabolique prenne son bain, Mallory et Christian se retrouvèrent seuls. « Seuls ». Mallory avait presque oublié l'existence de ce mot. Tout comme « tranquilles », qui était même une expression maudite à son avis, et que Christian eut le malheur de prononcer. En entendant l'effet que cela avait produit au niveau inférieur, Mallory lui sourit largement.
-Ce ne serait pas drôle sinon, je crois, répondit-elle joyeusement en haussant les épaules.
De toute façon, tant qu'on est ensemble, ça me va très bien .Elle resta silencieuse quelques instants, avec son air de niaise, curieuse de ne plus rien entendre en bas. Est-ce qu'Hortense avait assommé quelqu'un avec une tasse ? Ce ne serait pas très étonnant, vu comment elle avait l'air éméchée, tout à l'heure... D'ailleurs, ne devait-elle pas ramener Jean-Charles ? Qu'avait-il bien pu advenir du petits-fils DuFossé ?
Cédant plus facilement à la panique avec son cerveau embrumé, Mallory commença à stresser en pensant qu'une criminelle était peut-être au rez-de-chaussée. Horrifiée, elle se serra contre Christian.
-Christian, est-ce que tu crois qu'Hortense DuFossé aurait pu assassiner Jean-Charles ? S'épouvanta-t-elle.
Tu as vu comment elle lançait ces tasses, tout à l'heure ? Une vraie machine à tuer... Et le roux qui n'a pas répondu de nouveau à ta lettre... S'imaginant les théories les plus macabres, Mallory sursauta brusquement en entendant un coup de klaxon à l'extérieur. Elle se calma presque aussitôt, se rappelant qu'il était fréquent d'entendre des coups de klaxon des voitures, après une fête. Mais à bien y réfléchir, il n'y avait ni de klaxons, ni de voitures à Narnia... On entendit quelqu'un tambouriner à la porte d'entrée. Mallory se tourna vers Christian avec un air alarmé. Etait-ce Les Experts de Narnia qui venaient informer qu'ils venaient de retrouver Jean-Charles, écrabouillé et tassé dans une tasse de porcelaine, ou des complices de la dangereuse vieille femme qui venaient terminer leur besogne en éliminant tous ceux qui pourraient témoigner contre elle au tribunal. C'était encore plus dingue que dans Walker Texas Ranger... Les coups à la porte cessèrent, et Mallory entendit un bruit de roues sur le parquet du rez-de-chaussée. Les bandits avaient même dû apporter un tank pour ne laisser aucune trace ! Elle vit les miniatures sortirent de leur maison au même moment, avec un Diabolique aussi propre que M. Propre lui-même. Mallory lui sourit faiblement, toujours tendue à cause de ses idées de folle, puis entendit des éclats de voix en bas. Il y avait un homme avec une voix de camionneur qui se disputait avec Mémé DuFossé. Ils étaient sûrement en train de se quereller à propos de la façon dont avait fini le pauvre roux... De plus en plus crispée, Mallory serra fort la main de Christian dans la sienne, en faisant attention de ne pas lui faire mal non plus (ben oui, quand même...).
-On va voir ? Proposa-t-elle, la gorge nouée.
Il faut qu'on sauve ta Mamie, Christian... Après avoir attendu l'accord des trois autres, Mallory s'engagea dans les escaliers en avançant le plus discrètement possible. Sauf qu'elle faisait tellement attention à ne pas faire de bruit qu'elle en oubliait de regarder où elle allait, et son pied arriva un peu trop à l'extrémité d'une marche... Mallory dégringola donc le reste des escaliers sur les fesses. Arrivée en bas, elle regarda bien autour d'elle pour s'assurer que personne ne l'avait entendue. Les éclats de voix des adultes avaient couvert le bruit. Soulagée, Mallory se retourna vers ses super coéquipiers et leur adressa un clin d'œil en levant un pouce, signe que tout allait bien, puis se releva tant bien que mal avec son postérieur douloureux. Elle regarda discrètement dans l'entrée, et ne vit personne. Mais il y avait devant la porte un chariot de bois, certainement emprunté à NarniaMarket, et dans lequel gisait le corps sans vie de Jean-Charles DuFossé, plus pitoyable que jamais...
-Oh mon dieu, chuchota Mallory aux miniatures et à Christian, blanche comme les tasses bon marché d'Hortense.
C'était vrai... Ils ont tué le roux !L'instant d'après, le soit-disant cadavre se mit à remuer dans le chariot. Jean-Charles balaya l'air de sa main devant son visage, comme s'il voulait chasser une mouche, et poussa un grognement propre aux personnes profondément endormies. Mallory faillit s'enfuir en hurlant « UN ZOMBIE ! », mais les informations arrivèrent à son cerveau ralenti juste à temps.
-Ah bah non, en fait... Perplexe, elle allait suggérer d'aller examiner le corps, puis entendit que l'homme à la voix de camionneur se rapprochait d'eux. Pas le temps de se cacher ou de remonter les escaliers : il était bien trop proche. Mallory se rappela alors de films, dans l'autre monde, où des héros réussissaient à passer inaperçu en restant immobiles comme des statues. Sitôt dit sitôt fait, elle s'arrêta de bouger en prenant une pose des plus naturelles (je ne vous fais pas de dessin, imaginez un truc genre mouvement de tecktonik figé), persuadée qu'elle aurait carrément l'air invisible. Sauf que, bizarrement, sa stratégie se révéla totalement inefficace. Un gros monsieur roux – sûrement l'homme à la voix de camionneur – passa juste devant eux, et, sans même les regarder, il leva un verre de jus de pommes dans leur direction, accompagné d'un « salut les d'jeuns ! » rauque.
Tandis qu'il se dirigeait vers Jean-Charles et le chariot, Mallory reprit sa posture habituelle, dépitée que son plan ait échoué. Comme l'inconnu leur faisait signe de venir, elle et Christian et les miniatures se rapprochèrent du salon, prudemment. Hortense et Mamie étaient là elles aussi, et elles avaient l'air d'aller bien. Les papillons avaient disparu, mais un lointain bourdonnement indiqua à Mallory qu'ils avaient d'y s'échapper par la porte lorsque J-C et le gros monsieur étaient entrés. Tout avait l'air à peu près normal. Pas de trace de meurtre ou de conspiration, Mallory avait encore dû dérailler et se faire des films. Cependant, deux questions subsistaient :
- Qui était ce gros bonhomme ?
- Que fichait Jean-Charles à dormir dans un chariot NarniaMarket ?Remarquant qu'Hortense détaillait d'un air mauvais le monsieur, Mallory se mit à faire de même. Ce monsieur avait une carrure très imposante : il était petit et large, avec un ventre énooorme. Il semblait être bâti comme un bonhomme de neige : une boule pour les jambes, une autre plus grosse regroupant les bras et le tronc, et une dernière minuscule pour la tête. Son visage ridé témoignait de son âge extrêmement avancé, bien que ses cheveux d'un roux presque fluorescents ne semblent pas avoir tenu à se décolorer malgré les années. Il possédait un gros nez plat, de petits yeux de fouine, et une bouche tordue en ce qui devait être un sourire, dévoilant des dents si jaunes qu'on aurait dit de l'or.
On dit toujours que les bad boys plaisent à la gente féminine, et justement il avait un je-ne-sais-quoi de gangster dans son allure, ce qui faisait qu'il obtenait beaucoup de succès auprès des dames, en particulier celles de 80 ans, de fidèles admiratrices qui ne cessaient de scander son nom derrière les grilles de la maison de retraite narnienne. Mallory l'observa encore quelques instants puis comprit : des cheveux roux, un regard inexpressif...
-Ce type-là, ce doit être Papi DuFossé ! Dit Mallory avec un air triomphant à Christian et Angélique et Diabolique, bien qu'ils aient dû s'en rendre compte eux-mêmes depuis un certain temps déjà.
La remarque n'échappa pas à l'intéressé ; jusqu'alors penché sur le jeune roux ronflant, il releva vivement la tête avec un sourire effrayant : :
-OUI ! Je suis Jean-Michel DuFossé ! Affirma-t-il fièrement.
Mais appelez-moi Jean-Mich', ajouta-t-il sur le ton de la confidence.-Plus de DuFossé depuis 5 ans, Jean-Michel DuFoin ! corrigea une Hortense furibonde, se tenant près de Mamie qui était visiblement perdue, comme tout le monde ici à part l'ex-couple d'ailleurs.
Frappée par cette révélation choc, Mallory échangea un air scandalisé avec Christian et les miniatures. Alors J-C avait un grand-père ! Tout le monde croyait pourtant que tous les enfants d'Hortense, dont la mère de Jean-Charles, étaient venus au monde dans des choux et des roses !
-Ma Hortie chérie, ne dis pas ça... tenta de l'apaiser Monsieur DuFoin, en vain.
-Ne m'appelle pas comme ça, immonde personnage ! Tempêta son ancienne (et très vieille) femme.
Tu m'es aussi cher que mes varices ! -Ah ? Espéra Jean-Michel.
-Je dois me faire opérer pour les enlever !Horriblement déçu, le vieux bonhomme remarqua alors la Mamie de Christian, bien plus gentille que l'autre harpie, et plus jolie aussi, alors il reprit instantanément son entrain. A la vitesse d'une carotte supersonique, il alla jusqu'à elle et lui fit un baise-main.
-Ma chère Mademoiselle Mamie, lui dit-il en lui en adressant un clin d'œil qui se voulait enjôleur.
Puis-je me permettre de vous dire que vous m'avez l'air bien moins aigre et beaucoup plus jeune – de soixante-dix ans au moins – que ma sorcière d'ex-femme ?-NE L'ECOUTE PAS, MAM' ! L'avertit son amie, sur la défensive.
Il veut te charmer avec ses trucs de vieux schnock !Vive comme l'éclair, elle brandit une canne, s'interposa entre sa copine et son ex, puis le frappa. Le coup fut d'une violence inouïe. Une sorte de son abominable telle que «
BLARGHARGAHARGH ! » s'échappa de la gorge de Jean-Mich', puis il heurta le mur de plein fouet et rebondit dessus. Fort heureusement mieux réveillée depuis la violente dispute entre les personnes âgées, Mallory réagit juste à temps et bondit Christian pour le plaquer au sol et éviter le vieux roux qui leur fonçait dessus comme un boulet de canon, car ils se trouvaient pile dans sa trajectoire. Le vieil homme alla s'écraser en haut des escaliers dans un fracas épouvantable. Mallory se releva en aidant Christian à faire de même et en s'assurant que ni les miniatures ni les mamies n'avaient subi de dommages.
-Ça va ? Lui demanda Mallory, inquiète de lui avoir cassé une côté en le faisant tomber par terre, et limite pas exaspérante.
Je ne t'ai pas fait mal ? Il faut me dire, hein... Sérieusement, tu n'es pas bloqué quelque part ? Je suis trop violente ...Tu souffres ? O_O -Je vais bien, répondit Jean-Mich' depuis l'étage, persuadé que la question lui était adressée.
-Vous comprenez pourquoi je l'ai quitté ? Soupira Hortense, exaspérée.
-WESH, ÇA GÉRAIT SA RAAACE ! S'extasia Jean-Charles avec la bouche ouverte en grand.
Le vacarme avait dû tirer le roux de son sommeil et il était à présent soufflé par les capacités physiques de ses grands-parents. Mallory devait elle aussi s'avouer impressionnée par la force exceptionnelle de la vieille DuFossé de 90 ans et du rebondissement du gros bonhomme ridé. Hortense s'élança vers son petit-fils pour l'étreindre, soulagée, bientôt rejointe par son ex-mari qui dévala les marches avec la légèreté du mammouth et la grâce du phacochère, contraignant Mallory, Christian, et les miniatures à se jeter sur le côté une fois de plus.
-Wesh, qu'est-ce qui m'est arrivé ? Interrogea J-C d'un air hébété, venant tout juste de percuter qu'il s'était réveillé dans un chariot de bois. Oui, quand même.
Un long silence s'installa, seulement interrompu par les chants des grillons à l'extérieur. Mallory s'aperçut que, effectivement, elle avait complètement oublié le problème Jean-Charles depuis qu'elle avait découvert que le roux n'avait pas clamsé. Son grand-père se posa une main sur le cœur, l'air exceptionnellement solennel, comme s'il avait enfin fini de cogiter sur l'explication farfelue qu'il allait pouvoir lui donner. Et pour être farfelu, ça l'était...
-Je vais tout te raconter, mon J-C chéri, promit-il, et les joues de l'intéressé virèrent au orange vif, car un roux ne rougit pas : il roussit !
Je venais de sortir de la maison de retraite narnienne, accompagné de mon fidèle bolide le chariot, où j'avais rendu visite à mes charmantes partenaires de scrabble du jeudi, toutes octogénaires (Hortense le fusilla du regard, outrée que son ex-mari aille fricoter avec des poufs de 10 ans de moins qu'elle).
Soudain, j'entendis un rythme endiablé qui provenait du haut de la colline, au château de Cair Paravel. Je savais qu'une fête y avait lieu et j'avais sacrément envie de bouger mon anatomie sur la piste de danse, car, pour tout vous dire, mon arrière-train frétillait déjà à l'entente de cette musique entraînante (tout le monde dans l'assistance frissonna d'effroi).
Je me mis en route prestement, et puis, sur le chemin, j'entendis une jeune fille crier à l'aide. N'écoutant que mon courage – et mon besoin d'être bien accompagné sur la route –, je m'élançai à son secours. Et là, je découvris que cette fille n'était autre que mon J-C, agressé par une bande de brutes.Un nouveau silence tomba. Hortense murmura quelque chose à l'oreille de son petit-fils, quelque chose qui ne dut pas beaucoup lui plaire car il protesta vivement :
-Mais si, Mémé, j'te jure ! J'ai mué, wesh !Ne souhaitant pas l'énerver davantage, Hortense lui frictionna le dos dans une vaine tentative de le calmer. Jean-Mich' s'éclaira la voix pour capter de nouveau l'attention de son auditoire, puisqu'il allait continuer son récit.
-J'ai donc foncé, reprit-il.
Mes pas lourds ont fait trembler le sol si bien que des arbres sont tombés sur quelques-uns des voyous, mais la plupart ont réussi à s'enfuir. Quand je me suis approché, J-C s'était endormi comme une masse, ce petit canaillou. Je l'ai donc flanqué dans mon chariot, fier d'avoir accompli une bonne action, mais en même temps mélancolique à l'idée d'avoir sacrifier ma soirée pour faire mon héros.Il fit soudain une grimace cauchemardesque, prévue pour susciter la pitié chez ses spectateurs, mais qui surtout pour effet de provoquer de l'effroi chez eux. Gêné, Jean-Mich' se tourna vers son petit-fils afin de détourner l'attention de lui-même.
-Ils ne t'ont rien volé, j'espère, mon petit bout ? Fit-il mine de s'inquiéter.
Le détournement de situation du vieux rouquin marcha très bien ; tous les regards se posèrent sur le jeune DuFossé qui se mit à s'inspecter soigneusement du trou des oreilles à entre les doigts de pieds. Soudain, il s'immobilisa, devenant aussi pâle que du fromage de chèvres.
-M-mon... mon... n-n-noeud... p-pa... papi... papilloooon, w-wesh ! Bredouilla-t-il au bord des larmes.
-OH, LES VANDALES ! S'indigna son grand-père, hors de lui. Ils ont piqué son papillon-nœud !
Des exclamations scandalisées s'échappèrent de la bouche des autres témoins. Jean-Charles éclata en sanglots. Mallory regarda Christian avec un air incrédule, sous le choc qu'un membre de son entourage aie été victime d'un crime aussi effroyable. Elle se demanda comment elle aurait réagi si les voyous s'en étaient pris à Christian à la place et lui avaient dérobé son nœud-papillon. Oh, elle en aurait fait de la chair à pâté ! De la bouillie. Du pudding. Du cake aux fruits. Peut-être même de la confiture de gingembre !
Jean-Michel DuFoin eut la bonne idée de la couper à ses pensées meurtrières et culinaires, pointant un doigt – dodu – accusateur sur son ex-femme.
-C'est toi qui devait le ramener ! Gronda-t-il.
Mais au lieu d'accomplir ton devoir de vieille ancêtre, tu te comportes comme n'importe quelle mémé dégarnie de banlieue : tu vas faire la teuf avec ta – très jolie – copine ! Quelle irresponsabilité !-Tu n'as rien à me reprocher : tu as failli écrabouiller les amis de ton petit-fils tout à l'heure, espèce de gros loufoque !-Harpie !-PECNO ! Riposta Hortense avec hargne.
Afin d'éviter les effusions de sang qui auraient tôt fait de tacher le beau tapis de Mamie, Mallory décida d'intervenir. Elle s'arma de son plus beau sourire niais et s'approcha du vieux couple belliqueux, sans même craindre de se prendre un coup de dentier dans la bataille. Elle s'y connaissait bien, en conflits, connaissant un Yaourt bien plus nerveux que les deux membres du 3e âge, ce qui faisait qu'elle savait exactement comment calmer la tempête.
-Monsieur DuFoin, demanda-t-elle avec son sourire le plus niais,
pourriez-vous nous raconter une autre histoire ?Le vieux bonhomme se radoucit aussitôt ; il cessa de donner des gifles mollasses à son ex-femme et s'éloigna d'elle afin d'être hors de sa portée, puis emmena tout son auditoire au centre de la pièce et les fit s'asseoir par terre. La teigneuse Hortense se retrouva à battre l'air de ses mains griffues, en solitaire, tentant toujours d'arracher des touffes de cheveux oranges de Jean-Michel sans même se rendre compte qu'il n'était plus dans sa ligne de mire mais à quelques mètres de là, assis en tailleur et prêt à raconter un nouveau récit abracadabrant à son public. Il s'éclaircit la voix et prit son air le plus sérieux afin de capter l'attention de tout le monde.
-C'était il y a bien longtemps, conta-t-il avec un air nostalgique.
J'étais jeune, beau, SEXY, toujours pourvu de mes formes généreuses – et davantage au niveau du ventre – et toutes les campagnardes tombaient à mes pieds (Hortense, qui venait enfin de retrouver les idées claires, poussa un grognement).
Et j'étais déjà très fort, encore plus que maintenant. Je travaillais à la ferme de mes parents en effectuant un travail d'une importance capitale : je ramassais les crottins. Un jour, les autorités de mon village firent appel à mon expérience pour déblayer la grande place afin qu'elle soit fin prête pour accueillir un spectacle de magiciens du dimanche et de troubadours – il y avait eu une épidémie de mal de ventre chez les chevaux, semblait-il. J'ai donc effectué mon travail avec tout le savoir-faire que mes années d'études m'avaient apporté, et à la fin, pour me remercier, l'équipe de magiciens m'a convié pour boire un coup gratos au bar et assister, gratossement aussi, au spectacle le lendemain. C'est là que j'ai rencontré cette donzelle, elle était … wow. Elle s'appelait MagicHortense. Tout le monde tourna la tête vers la grand-mère de Jean-Charles appuyée contre un mur, les bras croisés. Elle sembla reprendre un brin de fierté l'espace d'un instant puis retrouva une mine féroce, écoutant le récit du vieux sage avec sa désinvolture habituelle.
-C'était l'assistante du magicien de la troupe. Elle n'était pas vraiment douée, mais elle avait un tas de gadgets qu'elle savait utiliser, alors tout le monde la croyait professionnelle. Bien évidemment, je n'ai jamais marché dans sa mascarade. Et c'est ce qui lui a plu chez moi. Ma perspicacité, ma personnalité remarquable, mon esprit vif et intelligent, mon humour, ma force surhumaine, mon corps de rêve... Bref, le roux idéal, vous l'aurez compris. Nous avons donc commencé à nous fréquenter et, chaque soir après son spectacle – assez médiocre je dois dire –, nous nous retrouvions derrière un local à ordures et nous fricotions.Le dernier mot, qui parut bien plaire à lui et à sa MagicHortense, fit néanmoins frémir les autres spectateurs. Il resta silencieux quelques instants, sûrement en train de se ressasser des passages tumultueux de son amourette de jeunesse puis se reprit, plus sérieux que jamais.
-Comme notre relation devenait de plus en plus sérieuse, Hortie – son petit nom – vint un soir me trouver et m'ordonna de la suivre dans sa loge. Alors elle me fit découvrir ses différents costumes, tout plein de choses ridicules que portent généralement ces pauvres niaises d'assistantes de magiciens et qui les font ressembler à des oiseaux, mais aussi un costume bien plus sobre qui captiva toute mon attention. C'était une de ces combinaisons de tissu très étroites comme en portent les justiciers, les super-héros, les danseuses de ballet et les drag queens. . Et elle m'annonça alors, accrochez-vous bien, qu'elle était elle-même une super-héroïne qui faisait régner l'ordre dans ce coin populaire de la ville, assailli par les voyous qui poussaient comme des pâquerettes ! Et le pire... Elle m'a demandé de l'accompagner dans ses missions ! Je crois que je n'ai jamais autant ri de ma vie. Mais après m'avoir refait une dizaine de fois de mon plat préféré – les brocolis au lard – cette tyrannique MagicHortense a réussi à me faire céder. On a piqué le rideau de la scène du spectacle de magie, on m'a taillé un costume dedans, puis on a commencé à rendre la justice à Archenland. Evidemment, tout le monde nous respectait. Les bandits fuyaient en nous voyant. Les habitants nous aimaient tellement... Mais j'étais leur préféré ! Ils m'avaient même trouvé un surnom : « Bouboule» ! Eh oui ! Gonflé d'orgueil, Monsieur DuFoin voulut se bomber le torse, mais ce fut une cause perdue ; on eut juste l'impression qu'il essayait en vain de rentrer sa bedaine. Hortense semblait s'être calmée, la nostalgie l'ayant gagnée elle aussi. Elle convint même d'aller s'asseoir par terre, avec les autres auditeurs. Mallory regarda les deux grands-parents de Jean-Charles avec admiration : ils avaient beau être ridicules, c'étaient d'anciens super-héros !
-C'est comme ça que vous avez développé vos super-pouvoirs ? Demanda-t-elle.
-Hm hm, acquiesça fièrement Jean-Mich'.
En fait, Hortie n'a jamais eu de super-pouvoirs. Elle court juste vite et elle a plein de gadgets qu'elle a piqué dans la salle des accessoires de son spectacle et chez une vieille folle de voyante aveugle. Moi, par contre, j'ai une force incroyable due à ma carrure imposante. J'ai aussi un cri paralysant, vous savez le « BLARGHARGAHARGH » ? Saisissant, n'est-ce pas ? Et pour clouer le tout, mon ventre est élastique et résistant aux flèches, épées, et toutes les armes qu'on ait inventé. Sauf les plumes, ça chatouille. J'ai découvert tout cela durant nos missions. Nous en avons effectué un bon nombre, toutes concluantes, en six mois tout ronds.-Six mois ? S'étonna Mallory.
Pourquoi est-ce que vous vous êtes arrêtés ? Un méchant vous a menacé de faire du mal à votre famille si vous continuiez vos bonnes actions ?-Wesh, le boloss ! S'énerva Jean-Charles qui avait compris que cela le concernait d'une certaine façon.
-Pas du tout, protesta Hortense en levant un sourcil.
Nous ne sommes pas des mauviettes, on s'en fichait de ça. C'est bien plus compliqué...-En fait, Hortie est tombée enceinte de notre premier gosse, donc elle ne rentrait plus dans le costume, la devança Jean-Mich' avec un air sincère.
Et moi, j'ai eu un lumbago. Ça faisait vraiment bobo. -Wesh, Pépé, dit Jean-Charles, contrarié.
C'est ma môman qui a fichu en tourbignolles votre taf ?-Mais non, mon petit, le rassura Hortense.
Huguette n'est que la 15e de nos filles, enfin... Tout ça, c'est la faute de Jean-René.-Ah oui, celui-là ! S'emporta son ex-mari.
Toujours à nous causer des problèmes ! -Pauv' Tonton Jean-René... s'attrista le jeune DuFossé en secouant la tête.
Wesh, dites... Vous pourriez pas redevenir super-héros, juste pour un soir wesh, et me reprendre mon nœud-pap' ?La question, pourtant évidente, prit tout le monde au dépourvu. Il y eut un grand silence durant lequel tout le monde se dévisagea, jusqu'à ce que Jean-Charles se mette à taper du pied en réclamant une réponse. Mallory, pour sa part, était très enthousiaste, mais elle ne dit rien, se doutant qu'elle n'aurait aucun rôle de super-héroïne à jouer dans l'histoire.
-Oui, oui, mon poussin ! Calme-moi, le pria sa grand-mère.
Pour ma part, je ne suis pas contre. -Ooooh ! s'égaya Mallory.
-Moi non plus... renchérit Jean-Michel.
Et puis, nous retrouverions la gloire... En plus Hortie, c'est merveilleux, tu ne peux plus avoir d'enfants ! -Ooooh ! OO s'indigna Mallory.
L'intéressée ronchonna quelque chose, ce qui eut pour effet de ternir l'enthousiasme de son ex-mari, qui en fait était persuadé de lui faire un compliment. Alors, abattu, il dit d'un air mélodramatique accompagné d'un air au violon qui venait d'on ne sait où :
-Nous ne pourrons jamais redevenir des super-héros sans costumes...-
Ooooh ! s'attrista Mallory.
Ce fut alors qu'Hortense intervint. Elle sortit en sautillant du salon, ce qui était assez choquant à voir sur une personnage âgée, puis revint quelques courts instants plus tard en tenant entre ses mains un vieux sac miteux, dont la plupart des coutures étaient défaites et qui, devant à l'origine être marron, était devenu violet.
-J'ai toujours pensé que nous pourrions un jour redevenir des héros, avoua-t-elle.
Du coup, j'ai fabriqué des costumes pour d'autres personnes... J'en ai même à la bonne taille pour les deux p'tits bonshommes, héhé ! Et j'ai aussi les armes et tout et tout !-Aaaaaah ! S'exclama joyeusement Mallory, soulagée.
Monsieur DuFoin sembla retrouver un peu d'entrain à cette nouvelle. Après quelques minutes à s'organiser, il fut remis à chacun un sac comportant son costume et ses gadgets, sauf à J-C. Celui-ci cria au scandale, insultant tout le monde de boloss et de bonnes boulettes, jusqu'à ce que sa grand-mère parvienne à le calmer en lui assurant qu'il aurait aussi un rôle à jouer, le plus important d'ailleurs.
-Je vais de même vous expliquer tout cela, annonça Jean-Mich' d'un ton très solennel.
Chacun d'entre nous – p'tits jeunes, jolie vieille dame, vieille harpie, séduisant vieux bonhomme, mignons petits Oompa Loompas – porteront un pseudonyme pour ne pas être reconnu. Celui de Hortense, on le connait déjà, est MagicHortense. Le mien, je ne l'ai pas dit tout à l'heure, mais je le portais déjà lors de cette époque révolue... El Soupère Smachine-gué ! Autrement, SuperSmashing. Smashing veut dire génial. Bon, continuons ! Mademoiselle charmante Mamie, vous serez WonderMam ; un choix – judicieux – de Hortense. Toi, Christian, tu seras AmazingChrichri. Mallory, CookieGirl. Le Oompa Loompa en tenue de mariée : Angelo ; celui avec des cornes de chèvre sur la tête : Diabolo. Ah et oui ! Vous formerez le duo de choc : Angelo et Diabolo les Tornados. Ça va pour tout le monde ?Après avoir hoché vigoureusement la tête et échangé un air enchanté avec tout le monde, Mallory pensait que tout le monde serait content de son nom de super-héros. Mais Monsieur DuFoin avait eu le malheur d'oublier J-C dans sa liste, qui s'agrippait à son pantalon et entreprenait de lui mordre le mollet avec rage pour lui témoigner son mécontentement.
-Calme-toi, J-Cénounet, enfin ! Gémit-il en tentant de camoufler sa peur, car les bêtes féroces pouvaient sentir ces choses-là.
Je vais t'expliquer ton rôle, attends ! Allez vous préparer, vous autres !Les autres ne se firent pas prier, et tout le monde trouva un coin pour se préparer chacun de son côté. Une bonne dizaine de minutes plus tard, Mallory avait enfin fini et contemplait sa tenue avec un air perplexe. On lui avait donné une robe couleur crème, de grandes bottes assorties, un tablier bleu clair sur lequel figurait un cookie, et un serre-tête de la même couleur. Ça ne faisait pas vraiment super-héroïne, mais plutôt boulangère novice. Tentant de se persuader qu'elle serait moins déçue par ses armes que par sa combinaison, Mallory alla fouiller dans le sac et en ressortit plusieurs objets ainsi qu'un papier indiquant leurs noms et fonctions. Elle put alors lire :
«
Costume CookieGirl (costumes multi-usages : peut-être aussi porté pendant qu'on fait de la cuisine) :
1. Rouleau à pâtisserie pouvant servir d'arme ou de longue-vue.
2. Cape hermétique avec doublure en aluminium pour garder les aliments au chaud ou au frais (note : le porteur de cette cape sera donc chargé de transporter un éventuel casse-croute).
3. Deux Cookies-Yoyo et Deux Cookies-Boomerang.
4. Un Cookie-Skate à roulettes.
5. Cookie-Masque. »
Soulagée de voir que ce n'était pas trop mal, Mallory chargea ensuite les cookies yoyo et boomerang et son rouleau à pâtisserie dans les poches de son tablier, puis fourra son cookie-Skate dans un sac à dos prévu à cet effet qu'elle chargea sur ses épaules. Ensuite, elle enfila son masque, qui représentait en fait un gros cookie avec des trous pour les yeux. Comme ça la faisait ressembler à une pastèque dans un stade avancé de décomposition et souffrant de varicelle, et puis que de toute façon l'élastique était trop serré, elle décida de le laisser au fond du sac d'affaires en faisant comme si elle ne l'avait pas vu. Et pour finir, elle noua sa cape autour de ses épaules, et remarqua que la doublure d'aluminium faisait un bruit métallique très peu discret à chacun de ses pas. Ce ne serait sûrement pas très avantageux durant le sauvetage du nœud-papillon de J-C, mais elle trouvait le bruit assez drôle, et puis au moins ça préserverait la température de la bouffe.
Ayant enfin terminé, elle partit retrouver Christian et les miniatures qui étaient à l'étage. Comme elle s'en doutait bien, leurs tenues à eux ne faisaient pas du tout fille de papâtissier, et on voyait tout de suite qu'ils étaient là pour sauver quelqu'un ou être héroïques, et pas pour faire des gâteaux. Tout en s'agitant comme si elle voulait cacher son tablier ridicule, elle les regarda avec une admiration sans limites. Quelle chance qu'elle n'ait pas voulu porter son masque...
-Vous êtes très beaux , complimenta sincèrement Mallory en devenant toute rouge cerise et en se tortillant les mains comme elle était gênée, ce qui provoquait un boucan infernal avec sa cape.
Vous avez eu quoi comme gadgets, vous ? Après une mise en commun de leurs possessions, tous les quatre redescendirent en bas où on les attendait. Mallory aperçut Mamie qu'elle trouva trop mignonne dans un costume de super-héroïne du tricot, ainsi que Hortense qui était déjà plus... flippante. Elle avait recouvert son justaucorps bleu électrique sur lequel était écrit en lettres d'argent « MagicHortense » d'une robe de chambre assortie, et elle avait relevé ses cheveux en un chignon serré où étaient plantés deux aiguilles de tricots. Curieusement, elle tenait une canne et un sac à motifs écossais, ce qui n'était pas dans son attitude d'après les souvenirs de Mallory, en plus qu'elle portait des lunettes étranges par-dessus un loup violet. A côté d'elle, Jean-Michel ressemblait à une grosse patate à boucles rousses. Il avait dû gagner un certain nombre de kilos depuis qu'il avait enfilé son costume pour la dernière fois, car son ventre volumineux dépassait de son collant rouge et de son haut moulant orange. Il portait des bottes jaunes et un masque de la même couleur, et sur son haut on pouvait lire «
SMASHING ! ». Et encore à côté de lui, il y avait une fille d'une laideur effroyable, portant une robe rose à froufrous encore plus pitoyables que le costume de Mallory et coiffée d'un chapeau pointu rose. Mallory mit quelques instants à comprendre qu'il s'agissait en fait de J-C qu'on avait maquillé pour qu'il rentre mieux dans son nouveau rôle : la demoiselle en détresse.
Le pauvre rouquin avait l'air si accablé que son grand-père était obligé de le soutenir pour qu'il ne s'effondre pas sur le sol pour pleurer toutes les larmes de wesh qu'il avait en lui, et il semblait en vouloir à mort au tapis car il le regardait avec une cruauté effroyable.
-Bon, récapitulons ! Dit Hortense en s'approchant de sa copine Mamie, à qui elle avait donné un sac identique au sien.
Nous n'avons pas les mêmes gadgets mais je te dis ce que j'ai pour que tu puisses venir me les emprunter en cas de besoin. Ok, Mam' ? Alors... J'ai : ma canne super dépliante à bout effilé ; mes aiguilles à tricoter qui sont en fait des fléchettes ; des lunettes pour voir dans le noir ; un dentier grappin ; des caramels mous de vérité ; un laxatif du sommeil...-C'est bon, mesdames ! Coupa court Monsieur DuFoin, qui visiblement était très excité.
Nous pouvons y aller ! TOUS A LA DUFOSSEMOBILE !La DuFosséMobile était en fait le chariot de bois dans lequel Jean-Mich' avait ramené son petit-fils inconscient. Après que tout le monde ait grimpé dedans, en dehors de lui-même, Jean-Michel s'agrippa à la poignée et poussa le bolide à l'extérieur. Et là, de la manière la plus héroïque qui soit, il monta sur les roulettes et poussa de son pied gauche, à la manière d'une trottinette, pour faire avancer son engin à travers les arbres. Se sentant enfin redevenu un héros, le vieil homme roux poussa un cri de guerre qui résonna dans la nuit narnienne...
-BLARGHARGAHARGH !