Jusqu'ici, qu'as-tu vécu ?
Mon lieu de naissance n'est pas exceptionnel. Il s'agit d'un petit village coincé entre le fameux mont Pire et le principal fleuve d'Archenland, la Flèche Coudée, nommé Montcourt du fait qu'il soit construit sur une colline de petite taille comparée aux grands monts voisins. C'était donc au sud-ouest du royaume, bien loin des villes et de la capitale, Anvard. Mon prénom fut le sujet d'un long débat. En effet, mes parents hésitaient entre deux choix : Darennor, qui était le prénom d'un héros légendaire Archenlandais dont ils aimaient beaucoup l'histoire, ou Ange, qui était un prénom un peu plus unique, plus personnel, et pouvait éventuellement faire référence à mes yeux d'un bleu clair angélique. Ce fut finalement ce dernier qui fut choisi, et mes parents réservèrent l'autre prénom pour un futur fils. Ce fils arriva deux ans après moi, mais mourut à peine né. Depuis, ma mère ne fit que des fausses couches, ce qui désespéra mes parents et me laissa fils unique.
Montcourt était un village bien évidemment petit, où tout le monde se connaissait. L'ambiance était bonne, accueillante, avec des habitants aimables, généreux et solidaires. Toutefois, lorsque je grandis, je me démarquai d'eux par une solitude étonnante et un certain renfermement. Peut-être était-ce le fait d'être fils unique : tous les autres parents du village avaient au moins deux enfants. De plus, malgré le fait que mes parents m'aient éduqué de la meilleure manière qu'il soit malgré leur statut social, je n'obéissais pas comme ils l'auraient souhaité. Je respectais ce qu'il fallait, mais je faisais tourner en bourrique les villageois par de nombreuses bêtises. Je n'étais pas le seul garçon à faire ça bien entendu, mais je ne voulais en aucun cas être associé à ces autres idiots. De plus, certains m'ont très vite haï une fois que je commençais à lancer des rumeurs sur eux, surtout qu'elles étaient en général vraies et choquantes pour la morale.
A l'adolescence, je m'arrangeai un peu mieux. J'étais moins solitaire, je me faisais quelques amis et connaissances, mais surtout, ce fut le début des premiers amours et premiers plaisirs de la chair. Toutefois, mes relations, qu'elles soient amicales, amoureuses ou autre, étaient souvent de courte durée parce que les personnes concernées n'étaient pas de véritables amis sur qui je pourrais compter un jour, et je ne désirais pas m'attacher inutilement à quelqu'un.
De plus, je changeai d'une autre façon. Je grandissais bien sûr, je prenais de la masse, et surtout du muscle. Vous pouvez vérifier, pas un gramme de graisse sur moi ! J'avais plus de muscles que les autres adolescents du village, bien que je ne sois pas une armoire non plus. J'aidais mes parents dans les plus gros trucs, et sinon, j'allais en forêt pour courir, ramasser du bois, chasser... Cette dernière activité fut presque une passion pendant un moment, j'aimais beaucoup chasser. Aujourd'hui, c'est encore quelque chose que j'apprécie.
A l'âge de 15 ans, je dus faire mon service militaire. J'appris à manier toute sorte d'armes, de l'épée à l'arbalète, en passant par la hache, la lance et le fléau. J'étais plutôt doué pour les armes à lames, donc les épées, les dagues et les haches ; on me fit apprendre ce qu'était le combat dans l'infanterie, qui bataillait au corps à corps avec l'ennemi. Là-bas, je fis quelques connaissances, mais sans plus. Je devins plus musclé, plus endurant, plus fort d'esprit. Être à l'armée me changeait largement de mon petit village d'une cinquantaine d'habitants, et rapidement, j'arrêtai d'être le petit rebelle solitaire que j'avais toujours été. Je devins plus sage, plus obéissant ; mes parents me trouvèrent changé lorsque je revins. Je n'y restai d'ailleurs pas longtemps, ce n'était pas vraiment une passion que de se battre ; mais si le Roi était en guerre et avait besoin de soldats, je serai présent. Peu avant mes 17 ans, je rentrai donc chez moi, à Montcourt. Afin d'aider mes parents financièrement avant de trouver une maison pour moi tout seul, je devins apprenti forgeron. Je n'envisageai pas de continuer dans cette voie et d'avoir ma propre forge, mais si jamais j'étais dans une mauvaise situation, je pouvais toujours aider quelqu'un.
Quelques mois plus tard cependant, je quittai enfin la demeure familiale pour avoir ma propre maison. Celle-ci se situait à une dizaine de kilomètres au nord d'Anvard, dans un petit village nommé Locréal, qui n'était guère plus grand que mon village de naissance. Quoiqu'il y avait un peu plus d'habitants, et la plupart semblaient plus riches et avaient de meilleures manières qu'à Montcourt, du fait sûrement de la proximité avec la capitale. Là-bas, je devins à nouveau apprenti forgeron, et cela me permettait assez bien de gagner ma vie et de me faire des relations qui serviraient peut-être plus tard. Le forgeron qui m'avait embauché s'appelait Caeth Savan, était âgé d'une quarantaine d'années, avait deux fils de mon âge à peu près, et était marié à une femme prénommée Irilla. Leur petite famille était charmante et accueillante, et parfois, je venais manger chez eux ou les aider dans des travaux. La vie à Locréal était bien différente de celle à Montcourt. Je n'étais plus l'enfant ou l'adolescent solitaire et rebelle ; j'avais 18 ans, et je commençais à construire ma vie, comme tout homme de mon âge. Je ne songeais pas à une femme et à des enfants, tout cela ne me tentait pas, bien que je doive avouer que Caeth et Irilla étaient beaux à voir.
Ces changements étaient bons pour moi, et je ne remarquais pas qu'autre chose changeait en moi. Bien que j'étais plus sociable qu'auparavant et plus débrouillard, j'étais en même temps plus renfermé et plus agressif. Comportement paradoxal qui me fit passer rapidement pour un lunatique. Je mis quelques temps à m'en rendre compte, et je ne comprenais pas.
Un jour, un garçon de mon âge se disputa violemment avec moi jusqu'à en venir aux mains, et nous décidâmes de régler ça hors du village. Ce ne fut que des mots, au début. Nous nous emportâmes très vite, comme des idiots, et la dispute se transforma en combat à mains nues car nous n'avions aucune arme sur nous. Je sentis brutalement quelque chose se déchirer en moi, puis une douleur me fit hurler et pleurer. Je crus que c'était Drarin, le garçon avait qui je me bagarrais, mais non. Avant que je n'ai pu songer à autre chose, tout mon corps se déchira et provoqua plus de douleur que je ne saurais en supporter. J'étais aveugle, j'étais sourd, je ne sentais plus rien hormis le feu qui dévastait chaque parcelle de mon corps. Je ne vis pas Drarin partir en courant, effrayé par la bête devant lui, qui pouvait le déchiqueter en un rien de temps.
Je mis une nuit entière pour retrouver le contrôle de mon corps. J'avais fini par me calmer, par essayer de comprendre, et surtout par être épuisé. Une fois redevenu humain, je m'étais évanoui. Redevenu humain ? Oui. Le phénomène qui m'avait atteint m'avait rendu inhumain, ou plutôt animal. J'étais devenu une créature magique pour la première fois de ma vie. C'est en apercevant mes mains et mes pieds griffus et poilus et en entendant un cri d'animal à la place de mes hurlements que j'avais compris. J'étais un loup. Ou plutôt, un loup-garou.
Je ne parlai à personne de cette nuit. J'avais bien trop peur. Peur qu'on me considère soudain comme un monstre qui pouvait égorger tous les enfants du village. J'étais même persuadé que Drarin avait dit quelque chose. Je restai enfermé chez moi, et seul Caeth et Irilla vinrent me voir, inquiets de ne pas avoir de mes nouvelles, surtout que je ne me présentais même plus pour travailler dans la forge. Je leur expliquai vaguement que j'étais malade, et ils semblèrent y croire, bien que je sentais que Caeth doutait un peu. Deux semaines après ma transformation, je décidai de retourner chez moi afin de m'entretenir avec mes parents. Le phénomène qui m'atteignait n'avait pas été provoqué à Locréal, j'en étais sûr. Peut-être savaient-ils quelque chose... Je retournai donc à la vie paisible de Montcourt pour quelques temps.
Mes parents furent évidemment très contents de me voir, mais sentirent rapidement que quelque chose n'allait pas. Un soir, nous décidâmes de parler calmement et ensemble de ce qui me tracassait. Alors que je commençais à évoquer le problème d'une manière détournée et gênée, mon père finit ma phrase. Il ne s'agissait pas d'une question, mais d'une pure et simple affirmation. Étonné, je me tournai vers lui. Il soupira, tandis que ma mère semblait retenir des pleurs. «
Je sais mieux que quiconque ce qu'il t'est arrivé, mon fils, car cela m'est aussi arrivé. » Il s'approcha de moi et posa une main ferme mais réconfortante sur mon épaule. «
J'avais quinze ans lorsque je me transformais pour la première fois. Mon père ayant remarqué un changement de comportement, il devina ce qu'il m'arrivait, et me raconta toute la vérité avant que le phénomène n'arrive. J'étais donc plus ou moins préparé à tout cela. » Il marqua une pause, attendant que je digère toutes ces informations. Alors qu'une question me vint soudainement à l'esprit, il reprit la parole, et y répondit, comme s'il avait lu dans mes pensées. «
J'ai toujours eu peur que la malédiction s'abatte sur toi... Il y avait eu des exceptions dans la famille, et je croyais que c'était le cas en voyant que tu grandissais normalement. Jamais je n'aurais pensé que tu subirais ceci à dix-neuf ans... »
Il continua de parler, et je l'écoutais. Seuls les reniflements et les pleurs de ma mère se faisaient entendre, montrant sa peur et sa détresse à l'annonce de cette nouvelle. Elle m'avoua plus tard qu'elle avait longtemps eu peur de mon père, malgré le fait qu'elle l'aimait, en sachant ce qu'il l'était. Ce à quoi mon père répondit d'une voix douce : «
Il a fallu que j'apprenne à me contrôler totalement pour pouvoir épouser ta mère. C'était dur, j'en souffris beaucoup, mais l'amour était plus fort que la malédiction. Aujourd'hui, il me faut de la vraie volonté et le besoin pour me transformer, ce n'est plus la colère ou tout autre sentiment fort qui me contrôle. Il faudra que tu apprennes à faire de même. Je peux t'aider, mais toi seul trouveras la force qu'il faudra pour cela. » Et en effet, il m'aida. Les jours suivants, nous partîmes en forêt, au milieu des montagnes, loin de tout village, et il me força à me transformer pour la deuxième fois. Ce n'était pas aussi douloureux que la première fois, mais mes os et mes articulations me brûlaient, et je me sentais assailli par toutes sortes d'instincts animaux et humains à la fois. Mon père m'apprit à reprendre ma forme humaine, et m'enseigna un peu de méditation. Mon caractère avait toujours été vif, et ce trait était amplifié par la « malédiction » ; la méditation me calma, mais temporairement.
J'avais appris beaucoup en peu de temps, mais je n'avais pas le choix. Je restai quelques semaines chez mes parents, et décidai finalement de partir ailleurs quelques temps, loin d'Archenland. Je reviendrais d'ici peu, mais je voulais changer d'air. Je remerciai mon père, promis à ma mère de revenir vite, et repartis à Locréal pour récupérer quelques affaires et voir Caeth et Irilla. J'avais longuement hésité, mais je décidai de leur parler de mon « problème » en espérant qu'ils comprennent. En quelques mois, ils étaient devenus une sorte de seconde famille, et j'avais su que je pouvais compter sur eux lorsqu'ils avaient été les seuls à réellement s'inquiéter pour moi et à m'aider comme ils le pouvaient.
Lorsque je retournai là-bas et que j'eus fini de rassembler mes affaires, j'allai voir les Savan. Une fois le « problème » exposé, un long silence se fit entendre. Puis Caeth prit la parole et m'expliqua qu'une rumeur courrait à mon sujet, racontant que j'étais sans doute dangereux. Voilà qui expliquait l'accueil peu chaleureux des villageois de Locréal. Je m'en étais douté bien sûr... Finalement, Caeth me prit dans ses bras et me fit une étreinte dure et forte ; je compris qu'il n'avait pas peur de moi, que cette nouvelle ne changeait rien ou presque pour lui, et qu'il me soutenait. Irilla, quant à elle, prit mes mains avec une grande douceur et me parla comme une mère, bien que ce ne fut pas la mienne. Tout cela me fit chaud au cœur, et j'étais vraiment sûr que je pouvais compter sur eux. Avant que je ne parte, Caeth m'offrit un de ses meilleurs chevaux, afin que je voyage plus facilement. Aujourd'hui encore, j'ai toujours ce cheval, dont je m'occupe avec soin.
Où aller ? Narnia ne m'intéressait guère, étant contrôlée par les Telmarins. De même pour les îles, bien que je n'ai jamais vu la mer. Calormen peut-être, mais c'était trop loin, et je n'y connaissais personne. Ma destination fut donc Telmar. Mon oncle Beoras, frère de ma mère, était un marchand et commerçant de vêtements et de tissus qui avait aménagé dans la capitale telmarine depuis quelques années. D'après les dernières nouvelles, son commerce marchait très bien, et j'espérais donc qu'il puisse et veuille m'accueillir chez lui quelques temps. Je connaissais peu le monde, et même la carte que j'avais avec moi m'aida peu. Je dus demander à quelques nomades mon chemin, ou à des villageois. Certains me donnèrent des conseils sur le royaume de Telmar. A l'époque, celui-ci n'était pas très peuplé, la majorité des Telmarins vivant à Narnia, avec ses terres belles et fertiles. On me dit que le roi était en réalité régent le temps que le jeune Prince Caspian atteigne la majorité, mais qu'il fallait, en public, le considérer comme le vrai roi. Voilà donc les ragots du fin fond de Telmar...ce n'était pas étonnant, j'avais connu la même chose à Montcourt, lorsque des marchands passaient et nous racontaient des rumeurs non fondées ou déformées par le bouche à oreille.
J'atteignis Telmar en compagnie d'une famille de marchands qui remontait vers la capitale pour leur commerce, une fois par an. Ils étaient plutôt sympathiques et un voyage à plusieurs n'était pas plus mal. J'étais toujours quelque peu solitaire, mais ce n'était pas une raison pour s'isoler de tout le monde, après tout. Je les aidais, ils m'aidèrent, et me donnèrent même quelques petits cadeaux. Nos chemins se séparèrent aux portes de la capitale.
Je ne m'attardai pas pour admirer la ville, je me contentai de la traverser et de demander aux villageois où je pourrais trouver mon oncle. Celui-ci habitait dans un quartier près du centre-ville, et je vis tout de suite qu'en effet, ses affaires marchaient très bien. Lorsque je toquai à la porte de sa grande maison, des domestiques me conduisirent à lui. Il lui fallut longtemps pour me reconnaître, mais quand ce fut fait, il fut très heureux de me revoir. Beoras me fit faire un petit tour de la ville, non pas pour visiter, mais pour repérer les bons endroits - les lieux importants comme le château, les banques, la prison, la meilleure taverne, les meilleurs commerces, les endroits à éviter, les bonnes maisons closes.
Quelques semaines après mon arrivée à Telmar, toute la ville et particulièrement le château royal était en alerte. Ce fut mon oncle qui m'expliqua le soir venu. «
Le Prince Caspian s'est enfui du château. Certains disent qu'il a été kidnappé par des Anciens Narniens, tu sais des...créatures. Ici, ils détestent toute forme de magie, alors fais attention à ce que tu dis et fais. » Silencieux, je songeais qu'il me fallait être prudent, quant à mon petit « problème de fourrure », je ne voulais pas prendre de risques ici, en territoire étranger, et apporter des soucis à mon oncle et à ma famille. Mon oncle n'était d'ailleurs pas au courant et je ne comptais pas l'en informer. «
Bref, il n'y a pas que ça. La reine a accouché pendant la nuit d'un garçon, d'un héritier en sommes, et il semblerait donc que le Prince Caspian ne soit plus le bienvenu dans le château de Miraz. » Eh bien...toutes ces histoires de politique et de royauté étaient trop compliquées pour que je m'y intéresse réellement.
Les choses semblèrent se calmer en quelques jours, bien que des murmures persistaient parfois dans les ruelles de la ville ou à l'extérieur. Je savais toutefois que les habitants faisaient attention, Miraz étant mal considéré, et vu comme un usurpateur et un tyran. Peu importe.
Je ne changeai pas mes habitudes, et Beoras non plus. Nous allâmes, comme chaque vendredi soir, dans la meilleure taverne de Telmar, appelée Taverne de la Petite Ourse. Mon oncle y avait des amis qui étaient aussi des habitués. J'avais rapidement fait connaissance avec eux, mais mon attention avait été tournée vers quelqu'un d'autre... Il s'agissait d'une jeune femme blonde, qui avait un air tout à fait innocent mais des yeux à couper le souffle tant ils étaient profonds et sensibles à la fois. Elle était belle, ça c'est sûr... Elle avait remarqué mes yeux posés sur elle, car elle me regardait aussi avec un léger sourire. Ce jour-là, je fis la même chose, remarquant qu'elle était à nouveau là, avec des amis à elle. A un moment, ils partirent, mais elle resta. Je quittai mon oncle et ses amis pour aller la rejoindre ; nous discutâmes un peu, et finalement nous nous quittâmes plus tard, après avoir échangé nos prénoms : elle s'appelait Rosalie, mais préférait qu'on la surnomme Rose. Ce qu'elle ne savait pas, mais qu'elle comprit plus tard sans aucun doute, c'est que je lui avais volé quelque chose de précieux. Son collier.
Une semaine plus tard, je croisai Rosalie dans les rues de Telmar. Celle-ci me sauta dessus en hurlant, et je ne pus que rire. Je l'ai laissé faire tout en l'entraînant, sans qu'elle s'en rende compte, dans une petite ruelle, et je sortis alors son collier. «
C'est ça que tu cherches ? » La jeune blonde se mit en rage, surtout qu'elle n'arrivait pas à attraper le bijou. J'attendis qu'elle se calme un peu, et trouvai un bel arrangement qui tournerait en ma faveur : «
Laisse-moi parler. Je te propose quelque chose : je te rends ton joli collier auquel tu tiens tant. En échange de cela, je veux que tu m'embrasses, mais sur la joue, et que tu me promettes que l'on se reverra... » C'est avec un sourire charmeur et un ton doux que je réussis à la convaincre. Nous décidâmes d'échanger en même temps. Alors que nos deux mains s'effleuraient déjà, je tournai la tête brusquement, afin que ses lèvres atteignent les miennes. Ce baiser volé ne fut pas coupé pourtant. Il fut même extraordinaire...
Vous l'aurez compris, j'avais finalement trouvé un peu de bonheur à Telmar. Je ne pensais pas que cela pouvait durer bien longtemps, mais j'en profitais, après tout. Pour la première fois depuis des semaines, je n'étais plus tourmenté à chaque instant par mes transformations, et ne craignais pas de perdre le contrôle. J'étais content, voire heureux. Ce voyage à Telmar n'était finalement pas une mauvaise idée, après tout !
Toutefois, peu de temps après, j'appris que la guerre était déclarée à Narnia. Mais Narnia était censé être sous contrôle telmarin, non ? Ce fut mon oncle qui m'expliqua une nouvelle fois, et Rosalie y apporta des détails : le Prince Caspian, celui qui s'était enfui, avait réuni des créatures magiques, des animaux parlants, et selon les rumeurs, il avait réussi à convoquer ceux qui étaient autrefois les puissants Rois et Reines de l'Âge d'Or de Narnia, les rois Peter et Edmund, et les reines Susan et Lucy. Mes parents m'avaient raconté l'histoire lorsque j'étais plus jeune. Tout ceci devenait vraiment compliqué. Toutefois, je ne fis rien, de même que Beoras. Quant à Rosalie, son frère Matthias y participait, dans l'armée du roi Miraz. C'est d'ailleurs à ce moment-là qu'elle m'expliqua qu'elle était en réalité une bâtarde de la famille royale. Mais bien entendu, je m'en souciais peu. Cependant, j'hésitais à lui révéler mon propre secret. Non, il était bien trop important et lourd en conséquences...
Peu de temps après, la guerre se finit par une défaite des Telmarins. Le Prince Caspian devient alors le roi Caspian X, et libéra Narnia de la présence telmarine ; le royaume vainqueur revint sous le règne des anciens Rois et Reines. Tout semblait au mieux.
Contrairement à ce que je pensais, Rosalie et moi restâmes ensemble deux ans. A la fin, songeant que c'était bien la première fois qu'un tel bonheur m'arrivait pendant autant de temps, je décidai de la demander en mariage. Ce ne fut pas quelque chose de grandiose, et je devais avouer que même la bague n'était pas exceptionnelle. Mon oncle avait réussi à me faire engager le soir dans la même taverne où j'avais rencontré Rosalie, et il me payait la journée lorsque je l'aidais. En deux ans, j'avais tout de même assez d'argent de côté pour avoir une belle maison à Telmar ou en Archenland. Je me demandais d'ailleurs ce qu'il en serait. Après tout, Rosalie vivait au château royal, et je la savais très proche de son frère. Peut-être que Telmar serait bien, après tout. Jusqu'ici, ces deux années avaient été les meilleures de ma vie. Bref, je fis donc ma demande à Rosalie, qui accepta. Je prévins mes parents qui furent très heureux pour moi, et nous décidâmes de faire ce mariage en Archenland. Ma fiancée y était peu allée, et lorsque nous fûmes chez moi, dans le village de Locréal, elle trouva le pays et les lieux absolument charmants et très beaux. J'avais alors presque 22 ans.
La veille du mariage, j'étais parti dans la forêt, vers les villages aux alentours, avec mon père et mon oncle Beoras qui avait temporairement quitté Telmar pour revenir un peu dans son pays d'origine. Nous allâmes chercher du bois pour faire de beaux feux, mais surtout, nous discutâmes de beaucoup de choses concernant mon mariage et ma nouvelle vie d'homme marié. Toutefois, lorsque nous voulûmes rentrer, il faisait déjà bien sombre. Ce n'était pas un grand problème, car nous connaissions les environs. Non, le souci était qu'une meute de loups nous avait repéré et cherchait à présent à nous tuer, à nous dévorer. Nous n'avions pas d'arme adapté, il ne restait qu'une solution... «
Ange, transforme-toi. Nous devons les éloigner. » Je regardai mon père avec de grands yeux. Quant à mon oncle, il recula. Lui n'était pas un loup-garou, il n'avait pas hérité du gène responsable ; il ne sembla pas étonné de savoir que j'étais comme mon père. J'avais un peu peur, sachant que je ne m'étais pas transformé depuis plus de deux ans. J'avais tout fait pour éviter ce calvaire... Mais la situation le nécessitait aujourd'hui. Je dis donc ce que mon père me demandait, et quelques instants plus tard, nous mettions en fuite la meute de loups, étant bien plus forts et grands qu'eux.
Ce que mon père n'avait pas prévu, c'est que je perdrais le contrôle. La rage que j'avais utilisé pour faire peur aux petits loups m'avait envahi, et je ne contrôlais plus rien. Mon instinct me fit poursuivre le chef de meute, le plus gros loup gris, le plus féroce, pour lui montrer qui était vraiment le plus fort ; il ne resta pas longtemps en vie. Cette fois-ci, ce fut la chasse et l'appétit qui apparurent, et me guidèrent dans la forêt. Je vis une petite maison en retrait des villages... Une famille... Une petite fille seule dehors, qui jouait avec sa poupée... Que faisait-elle dehors à cette heure-là ? Peut-être que ses parents et elle venaient juste de rentrer dans leur maison en bois après un petit voyage. Peu importe. Mes yeux se focalisaient sur cette fillette, cette petite blonde portant une jolie robe blanche. Elle ne devait pas être loin de ses dix ans sûrement. Mais tout ce qui intéressait mon esprit de loup, c'était de savoir si je pouvais l'attraper en sécurité, l'avoir pour moi tout seul... C'est alors que je fis un grand bond de plusieurs mètres, un bond impressionnant, dont j'aurais été étonné l'odeur de cette délicieuse petite fille n'avait pas percé mes narines... Je me jetai, gueule ouverte, sur elle. Mes crocs déchirèrent son bras, je sentis ses petits os craquer sous mes dents pointues. Le sang chaud coula dans ma gueule, et de la chair fraîche tomba avec délice dans ma gorge.
Je n'entendais pas ses cris, mais je sentis parfaitement une lance, certes mal faite, mais dont le bout était pointu, se planter dans mon épaule. Je hurlai, d'un cri de loup, et partis en courant, aussi vite que le permettait ma blessure. Je commençai alors à reprendre mon esprit d'humain, et à me rendre compte de ce que j'avais fait. Je repris ma forme normale, et restai couché au milieu des arbres et des herbes pendant de nombreuses heures, immobile, tétanisé, le sang s'écoulant de ma blessure. J'avais honte, j'avais peur... C'était la première fois que je tuais, et c'était sous cette maudite forme de loup-garou. J'avais massacré le corps d'une adorable fillette, et celle-ci avait vécu un enfer avant de mourir. Je faisais vivre un cauchemar à ses parents.
Lorsque je me décidai à bouger, l'aube était arrivée. Il me fallait reprendre mon chemin pour revenir à Locréal. Je mis un moment à me rappeler que je devais me marier dans quelques heures... Mon père et mon oncle devaient me chercher. Sans doute que mon père allait me retrouver, grâce à son flair de loup, si il souhaitait se transformer. Je savais qu'il avait horreur de ça.
Je marchai toute la journée. Mais la fatigue, la peur, et ma blessure m'empêchaient d'avancer aussi vite que je l'aurais voulu. Je me perdis même dans la forêt, ne sachant pas du tout où j'avais pu aller. J'avais faim, j'avais soif, mon épaule me faisait mal à chaque mouvement, et j'avais l'impression d'errer sans but. Lorsque la nuit arriva, je vis, pas loin de là où je me trouvais, de la fumée, et en déduis qu'il y avait un village et des habitations. Mais je ne pus atteindre ce village : je m'effondrai, à moitié inconscient, sur le chemin. Le lendemain, j'étais dans un lit, et une guérisseuse avait pris soin de moi comme elle avait pu.
Dès que je le pus, je partis, et ce ne fut que quelques jours plus tard que je retrouvai enfin Locréal. Une semaine s'était écoulée depuis mon départ. Il faisait nuit noire. Ne souhaitant pas aller voir mes parents, Rosalie ou même Caeth et Irilla, je me réfugiai discrètement dans la taverne-auberge du village. La guérisseuse du village voisin m'ayant donné un peu d'argent et une cape, ce ne fut pas dur. Je payais assez de boissons alcoolisées pour devenir soûl comme je ne l'avais jamais été. Je sortis de la taverne, et mon corps alcoolique me conduit droit vers...la petite maison close du village. Pas besoin de raconter ce qu'il se passa là-bas.
Le lendemain, je me décidai à rentrer pour de bon, ayant peu de souvenirs de ma nuit ; seuls le souvenir du meurtre me hantait. Alors que je rentrais chez moi, je trouvai la maison vide ; ou du moins, il n'y avait plus les affaires de Rosalie. Mes parents m'attendaient, et après s'être assurés que j'allais bien, ils m'expliquèrent : «
Elle est partie. Elle a appris que tu étais revenu au village cette nuit, et a su où tu t'étais trouvé... » Là-dessus, ils me sermonnèrent sur ce qu'il s'était passé, et je ne pus leur en vouloir. Mais voilà que de nouvelles douleurs s'ajoutaient. Mes parents m'en voulaient et étaient déçus, ma fiancée m'avait quitté et je savais que je l'avais terriblement blessé. Tout ceci à cause de cette fichue malédiction ! Même Caeth et Irilla ne m'adressèrent plus la parole pendant un long moment, de même que quelques villageois étant au courant. Mes parents repartirent à Montcourt, et je restai à Locréal, dévasté.
Pendant ce temps, la guerre était déclarée. Tous les pays se battaient entre eux, à cause de diverses alliances : Narnia, aidé par Archenland, combattait à nouveau Telmar, aidé par l'Empire Calormène. Comme je m'étais engagé quelques années plus tôt à le faire, je dus combattre aussi, et rejoignis les rangs archenlandais. Ce fut une écrasante défaite, doublée par la prise d'Anvard et par conséquent du royaume complet. J'appris vaguement que le roi Peter de Narnia avait été tué, et que Telmar et Calormen s'étaient alliés pour former l'Empire Telormène, qui contenait également Archenland. Pendant un an, ce fut l'enfer. Ces saletés de Telormènes se prenaient pour des dieux, et ma témérité me coûta beaucoup de coups.
Je pus reprendre mon travail à la forge de Caeth, mais celui-ci ne m'adressait plus la parole comme avant. J'étais seul, j'étais désespéré, j'étais énervé. Je voulais me venger, revenir en arrière, rester dans mon coin à la fois. Je ne fis rien cependant. J'attendis la fin de la prise d'Archenland, avec une révolte à Calormen si j'avais bien compris. J'avais alors 23 ans depuis peu. Je décidai de quitter Locréal, et plus général, de quitter Archenland. Je devins nomade. Je vendis ma maison, après avoir récupéré le maximum d'affaires que je pouvais emporter. Depuis que les terribles évènements étaient arrivés, un an plus tôt, je m'étais largement habitué à la forêt, presque à la vie de nomade ; je ne fus pas totalement dépaysé, mais j'eus un peu de mal à m'habituer lorsque je partis définitivement.
J'errai au nord d'Archenland, allant parfois à Narnia. Seul dans les grandes forêts, au milieu des montagnes ou des collines, je « m'entrainais », je me transformais en me forçant à garder le contrôle, comme avait tenté de me l'apprendre mon père... Non, je ne devais plus repenser à tout cela. J'enfermai tous ces mauvais souvenirs dans un coin de ma mémoire, et évitai à tout prix de fouiller là-bas. Je me protégeai avec une carapace, et profitai de ma solitude. C'était reposant dans un sens, et j'avais l'impression que le temps s'arrêtait. Comme si j'avais été seul au monde. Mais parfois, je croisais d'autres nomades, je traversais des villages et des villes.
Inconsciemment, j'allais vers Telmar. Je restai quelques temps à la frontière sud de Telmar et d'Archenland. Je ne voulais pas aller vers le nord... La vue de la capitale telmarine me répugnerait. Là-bas, je rencontrai quelques telmarins et quelques soldats qui me dirent le plus grand bien de leur nouveau roi. Oh, c'était bien compliqué dans ce pays ! Il y avait donc un roi qui ne faisait pas partie de la dynastie des Caspian. Ils m'expliquèrent que Telmar était bien mieux qu'avant. Voyant dans mes paroles et dans mon ton que je ne portais plus le pays de l'Est dans mon cœur, ils m'en dirent plus.
Quelques temps plus tard, en remontant un peu dans le pays, je croisai une jeune femme dans une auberge-taverne. Au début, nous discutâmes de tout et de rien, tandis que je buvais de plus en plus. Je crois que je finis par lui dire que je ne voulais plus retourner en Archenland, et que de toute manière, le roi de mon pays et celui de Narnia n'étaient bons à rien. Elle m'encouragea à rejoindre Telmar d'une manière très convaincante, et d'aller un jour au château royal. Je pourrais y trouver mon compte, disait-elle. Après un marché passé entre nous, je lui promis d'essayer d'aller voir le roi. Nous montâmes dans une chambre...mais bien trop soûl, je m'endormis comme une patate.
Quelques jours plus tard, je me dis que malgré le fait que j'avais trop bu, la jeune femme pouvait avoir raison. J'allai donc droit vers la capitale, oubliant les vieux souvenirs douloureux. Si je rencontrais Rosalie, tant pis. Je finis par rencontrer le roi Edwin en personne, bien que je n'étais pas sûr de ce que je devais faire et des raisons de ma venue. Avant même que je ne commence à parler, celui-ci me dit clairement qu'il savait ma vraie nature. Il m'avança ensuite tout un tas d'arguments pouvant me décider à rejoindre les rangs de Telmar. La fin de l'entrevue se termina ainsi : «
Très bien. Je m'engage auprès de vos rangs, Votre Majesté. Je serai sous vos ordres aussi longtemps qu'il vous plaira. Toutefois, je veux garder ma liberté. » Le roi accepta, et l'instant d'après, je fus donc sous ses ordres.
Je ne le savais pas encore, mais en refusant d'accepter ma rupture avec Rosalie, le meurtre de cette fillette, la déception de mes parents et tout le reste, je m'étais enfermé dans une carapace noire. En me transformant de plus en plus dans le but de faire du mal et de gagner en puissance, mon esprit et mes intentions devenaient de plus en plus sombres. Finalement, pour tirer un trait sur le passé comme si celui-ci n'avait jamais existé, je pris un nouveau prénom, montrant clairement que je n'étais pas un petit « ange ». Je m'appelais à présent Darennor. Darennor Adam. Je rejoins le rang des espions et appris de nouveau à combattre, avec de nouvelles techniques bien plus puissantes. Personne ne savait réellement qui j'étais, et je me gardais bien de dire à tout le monde que j'étais un loup-garou.