Jusqu'ici, qu'as-tu vécu ?
« Il n'y a pas d'enfance s'il n'y a pas de larmes. »
22 décembre 2288, non loin de Beruna.«
C’est un garçon. » dit un homme à la voix grave. Cet homme, que le commun des mortels appelait Melchior, était un grand sorcier, peut-être même l’un des plus puissants jamais connu dans la vaste contrée de Narnia. Il déposa le nouveau né dans les bras de sa femme, Azénor. Elle aussi était une puissante sorcière à cette époque. Le nourrisson ouvrit ses yeux et regarda sa mère. «
Aldric… Ce prénom sera celui que tu porteras toute ta vie. Ce prénom sera celui que tes ennemies craigneront. » murmura cette dernière. C’est ainsi qu’Aldric naquit, dans une maisonnette reculée de tout, un soir d’hiver. Ses parents désiraient cet enfant pour une seule raison : qu’il devienne le plus grand sorcier de tout les temps. Naïvement, ils pensaient qu’en s’unissant, leurs pouvoirs pourraient être réunis dans ce petit être. Melchior et Azénor ne voulaient pas un enfant pour le chouchouter et l’aimer tendrement. Ils voulaient créer un être puissant pour servir sa patrie, pour servir Narnia. Ils misaient énormément dans ce bébé d’apparence ordinaire.
Les mois passèrent et le nourrisson était à présent devenu petit garçon. Aldric ignorait encore la nature de ses parents et ignorait donc ce pourquoi il avait été conçu. Huit ans s’écoulèrent. Durant ces huit années, Aldric avait incroyablement grandi mais restait extraordinairement… Normal. Il ne grandissait pas dans l’amour. Ses parents lui donnaient les tâches ingrates à effectuer. Il devait nettoyer la maison familiale chaque jour, préparer les repas trois fois par jour et il était autorisé à sortir uniquement pour aller chercher du bois dans la forêt pour allumer le feu lorsque le froid se faisait trop intense. Mais il n’était pas pour autant malheureux. Aldric se complaisait dans cette situation. Pour lui, c’était normal de faire ce pourquoi il était fait. Et puis, il n’avait jamais rien connu d’autre. Il ignorait tout de la vie des autres enfants dans le royaume. D’ailleurs, il n’avait jamais rencontré personne. Les seuls humains qu’il connaissait étaient sa mère et son père. Son seul horizon était la forêt où il était autorisé à aller de temps à autre. Là, Aldric rencontrait parfois des animaux avec lesquels il s’amusait avant de rentrer les bras chargés de bois. Mais le 22 décembre 2296, alors qu’il s’apprêtait à débuter sa journée, son père l’attrapa violemment par le bras et le traina jusqu’à la rivière de Beruna. Aldric, ne comprenant pas pourquoi, le suivit sans broncher, les yeux fixés au sol. «
Lève les yeux » hurla Melchior, comme s’il vouait une haine inexplicable au fruit de ses entrailles. Timidement, Aldric posa son regard sur son père. Les yeux de son père n’étaient plus de couleurs noisette comme avant, ils étaient devenus noirs comme la nuit. Puis, son père marmonna quelque chose d’incompréhensible, dans une langue inconnue, les mains tendues vers la rivière. Aldric suivit du regard les gestes de son père. Le mouvement de l’eau semblait s’être arrêté, pendant plus d’une minute. Il n’en croyait pas ses yeux. Il regarda furtivement son père avant de partir en courant dans la forêt. Après s’être enfoncé le plus loin possible, il s’adossa à un arbre, prit sa tête entre ses mains et pleura. Il pleura des heures durant, tellement il était effrayé. Pourquoi ne pouvait-il pas avoir un père normal ? Pourquoi lui avait-il menti si longtemps ? Il avait beau chercher, il ne trouvait aucune réponse. Il était bien trop jeune pour ça. Aldric passa la nuit dans cette forêt qu’il connaissait bien. Au petit matin, alors qu’il venait à peine de s’endormir, il entendit une voix. Une voix qui lui était familière. «
Aldric… Aldric… Reviens-nous… » il en était sûr, c’était la voix d’Azénor, sa mère. Il se leva d’un bond et aspecta les alentours. Personne. «
Aldric… » continuait-il d’entendre. Il prit un certain temps avant de comprendre que sa mère n’était pas là. Il entendait sa voix, dans sa tête. Il décida donc de suivre cette voix qu’il entendait. Très vite, il se retrouva chez lui où ses parents l’attendaient. Aldric sourit à sa mère mais celle-ci ne le lui rendit pas. Son père s’approcha et le gifla. «
Tu vas devoir t’y faire mon fils. Tu as de la magie en toi, que tu le veuilles ou non. ». Aldric resta un moment bouche-bée. Son regard remplie de désespoir croisa celui de sa mère. «
Tu ne pourras pas lutter contre. » lâcha-t-elle sèchement. Il n’avait que huit ans…
Quelques mois plus tard, la famille Elaazar tentait tant bien que mal d’apprendre à Aldric comment utiliser la magie. Mais il n’y arrivait pas. D’ailleurs, il ne sentait aucune magie en lui. La seule fois où quelque chose de ‘surnaturel’ s’était passé en lui, c’était lorsqu’il avait entendu sa mère qui se trouvait à plusieurs kilomètres de lui. Son père le ruait de coups. Ils étaient déçus, eux qui misaient tant d’espoir en lui. Ils voulaient qu’Aldric soit fort et loyal, pour Narnia.
À l’âge de douze ans, Aldric stoppa la main de son père avant que celle-ci n’atterrisse sur sa joue. C’est là qu’il eut sa première ‘vision’. Il vit son père, accompagné d’une femme, montant à la potence, au milieu de la cour d’un château, avant de perdre connaissance. Lorsqu’Aldric reprit ses esprits, ses parents l’avaient allongé sur le lit principal, attendant à son chevet. Il leur expliqua brièvement ce qu’il avait vu, encore sous le choc. Etonnement, ses parents se regardèrent, le sourire aux lèvres. Leur fils n’était donc pas dénué de pouvoir. Il pouvait prédire l’avenir. Son père devint fier de lui et proposer les dons d’Aldric au royaume tout entier, en parfait patriote. Aldric en était donc persuadé maintenant, il était né pour servir Narnia. Ses parents l’avaient prédestiné pour cela. Mais il s’en fichait. Il aurait pu servir n’importe qui pour rendre ses parents heureux. C’était la seule chose qui importait pour lui. Même si Melchior et Azénor ne le lui rendait pas, il aimait ses parents, plus que tout au monde. Et jamais, ô grand jamais, il ne souhaiterait les perdre.
Au fil du temps, Aldric apprit à contrôler ses visions et pouvait prédire l’avenir avec une grande minutie. La famille Elaazar fit une nouvelle découverte deux ans plus tard. La magie de ses parents, aussi puissante soit-elle, n’avait aucun effet sur le jeune Aldric. La magie ne pouvait pas le blesser, pas le brûler ni même le tuer. Mais la magie ne pouvait encore moins le préserver, le réchauffer ni même le guérir. Il était insensible à la magie des autres. Et mieux encore, tout sortilège maléfique jeter sur lui avait le pouvoir de ricocher sur l’agresseur. C’était comme si sa peau se nourrissait de la magie des autres.
Et puis les années passèrent. Les tensions entre Narnia et Telmar allaient grandissantes. Melchior était furieux et tentait par tous les moyens d’affaiblir les ennemis du royaume, dans la plus grande discrétion. Quand, au printemps 2305, alors qu’Aldric était âgé de dix-sept ans, la guerre éclata. Il avait vu que cela se produirait mais n’avait pu savoir quand. Aldric s’engagea alors et devint un des nombreux chevaliers narniens. Non pas parce qu’il en avait envie, mais parce que son père le désirait. Il partit alors au front, sans se retourner. Sa façon de voir les choses lui permettait d’anticiper chaque coup porté par l’ennemi. Lorsqu’il rentra chez lui en automne de la même année, Aldric était impatient de retrouver ses parents, de leur conter ses prouesses qu’il avait faites pour leur patrie, malgré la défaite. Au loin, il aperçut la maisonnette familiale, à la lisière de la forêt. La mine réjouie qu’il affichait s’effaça rapidement lorsqu’il ouvrit la porte. Personne ne semblait être venu ici depuis des semaines. C’est alors qu’il repensa à sa toute première prédiction. Il décida donc de se rendre à Cair Paravel. Là-bas, on lui expliqua que ses parents avaient été jugé puis pendus pour haute trahison.
« Le chagrin comporte cinq étapes: le déni, la colère, les négociations, la dépression, l'acceptation. »
Les larmes roulèrent sur ses joues. Aldric était revenu dans la maisonnette où il avait grandi entouré uniquement de ses défunts parents. Comment avait-il pu être aussi bête? Comment avait-il pu oublier sa toute première prédiction? Pourquoi avait-il laissé le destin suivre son cours? Pourquoi était-il parti à la guerre? Mais surtout, comment avaient-ils pu être accusés de haute trahison avec l’amour qu’ils portaient à Narnia? Tant de questions demeurant sans réponses. Il ne comprenait pas pourquoi cela lui arrivait à lui, il refusait d’admettre que ce qu’il s’était passé était réel. C’est là alors que commença la descente aux enfers. Écorché vif, Aldric se referma sur lui-même. Il plongea dans une paranoïa sans fin, qui pouvait s’apparenter à de la schizophrénie. Il ne distinguait plus le vrai du faux. Ses visions le contrôlaient, ses pouvoirs prenaient possession de lui. Il ne répondait plus de lui-même. Cloîtré dans le noir, il devenait fou. Il se surprenait à parler seul, taper dans le vide, être effrayé d’un rien. Il ne savait dire s’il était en vie ou non. À plusieurs reprises, il se scarifia, pour vérifier que le sang de ses parents coulait encore dans ses veines. Pendant des jours et des nuits, il pleurait, il hurlait à la mort, il priait pour que Dieu le sorte de cet enfer. Il aurait voulu en mourir tant il souffrait psychologiquement. La douleur physique l’importait peu. Mais c’était un cercle vicieux dont il lui était impossible de sortir. C’est donc ainsi qu’Aldric resta, des jours durant. Il s’alimentait aussi peu qu’il s’hydratait. C’était comme s’il était dans un autre monde. Un monde entre la vie et la mort. Impossible pour lui de mourir mais impossible pour lui de vivre. L’enfer s’était matérialisé sur terre. Il n’avait plus personne sur qui compter. Il n’avait pas d’amis, pas de connaissances… Personne pour le sortir d’ici. Aucuns narniens ne le côtoyaient. Qui voudrait vouloir rendre visite au « garçon bizarre vivant dans la forêt » ? Personne. Aldric songea qu’avec le temps, Dieu lui donnerait la mort, en seigneur miséricordieux. Il n’avait plus la force, il n’avait plus l’envie. Un matin ou peut-être un soir, il ne savait plus, un oiseau se glissa entre les volets à moitié cassés de chez lui. Il se posa non loin d’Aldric et se mit à chanter. Aldric s’agrippa à la table et se dressa péniblement. Sa vision était trouble mais il parvint à distinguer l’oiseau. Il s’approcha de lui et le volatile se mit à virevolter dans tout les sens. «
Aide-moi… » murmura Aldric. Sa voix était roc, cassée. Il n’avait pas prononcé un mot depuis qu’il était revenu ici. Sa gorge le brûlait. Il s’approcha d’une carafe dans l’espoir d’y trouver de l’eau. Elle était vide. Il balança l’objet qui finit par s’exploser contre les volets. L’oiseau, quand à lui, continuait de virevolter près de la porte, tout en piaffant de plus en plus fort. Les ‘cris’ que poussaient l’animal résonner dans la tête d’Aldric, qui se mis à hurler. Il s’approcha alors de la porte, qu’il ouvrit dans le but de faire sortir l’oiseau. Dehors, l’air était frais. Le vent vint caresser sa peau et soulever ses cheveux hirsutes. Aldric prit alors une grande respiration. Si grande que ses poumons lui paraissaient en feu. L’oiseau s’était à présent envoler vers la rivière. Alors, sans attendre, Aldric tituba jusqu’à cette même rivière, où il pourrait boire. Il lui était impossible de se souvenir de ce qu’il s’était passé entre le moment où il était entré et sortie de sa maison. Il se rinça le visage et, au moment où ses mains touchèrent l’eau, il se remémora quand son père lui avait montré sa magie pour la toute première fois. C’était comme s’il revivait la scène mais de façon omnisciente. Et lorsqu’il rouvrit les yeux, Aldric se sentit renaitre. Peut-être était-ce psychologique mais il avait la sensation que l’eau qu’il venait de toucher le faisait revivre. Il se redressa et décida de se rendre à nouveau à Cair Paravel. Pendant son long voyage, Aldric pensait qu’il devait continuer à servir Narnia comme ses parents le souhaitaient. Où qu’ils soient à présent, il voulait leur faire honneur.
Arrivé au palais, il fût accueilli par des gardes qu’il ne connaissait pas. Aldric expliqua la situation : que ses parents avaient servi Narnia pendant des années avant d’être accusés de trahision, qu’il s’était lui-même battu pour Narnia et qu’il était prêt à mettre ses dons au service de Narnia. Les deux gardes jaugèrent Aldric avant de refuser violemment sa requête «
Tu ne vaux pas mieux que tes parents, Elaazar ! ». Les points d’Aldric se serrèrent, jusqu’à ce que ses ongles pénètrent dans sa peau. Ses mains se mirent à saigner mais son regard ne bronchait pas. Quand, d’un coup, le garde qu’il fixait laissa tomber la lance qu’il tenait. Ce même garde avait les mains en sang, lui aussi. « Que m’as-tu fait, sorcier ? » se mit-il à hurler. Aldric ne comprenait pas. Mais il comprit vite que sa place n’était plus à Narnia. Poursuivi par les gardes, Aldric couru le plus rapidement possible. C’est dans la forêt qu’il parvint à les semer.
« Certaines trahisons sont inévitables. »
Sa décision était prise, il allait devoir trahir les croyances de son père, le déshonorer en allant à l’encontre de ce pourquoi il avait été conçu. Narnia ne voulait plus de lui. Narnia avait tué ses parents. Narnia l’avait rejeté. Dorénavant, Aldric haïssait son pays natal. Ce pays l’avait anéanti.
Alors, après avoir passer la nuit caché dans la forêt, Aldric croisa la route d’un groupe de paysans migrants vers Cair Paravel dans l’espoir d’y trouver refuge. Ils étaient pauvres et leur seule richesse était ce cheval de trait qu’ils utilisaient pour labourer les champs. Ils avaient l’intention de l’offrir à celui ou celle qui les hébergeraient. Mais Aldric n’en avait que faire. Il y voyait surtout un bon moment de transport pour s’éloigner le plus possible de cet endroit maudit pour lui. Il se fît aux premiers abords passer pour un pauvre orphelin. Il entreprit de marcher quelques minutes avec eux, tout en prenant soin de rester à côté de l’homme qui tenait le cheval, à l’arrière du groupe. Alors, dans le plus grand silence, il enfonça la dague dans le cœur de l’homme. Il monta, toujours en silence, sur le cheval. «
J’aurais pu vous dire que je suis désolé mais… Vous êtes narniens, alors je suis ravie de tuer l’un des vôtres et de vous dépouillez de votre seule richesse. » cria-t-il tout en partant au galop, à l’opposé de Cair Paravel. Au loin, il pouvait entendre les cris d’une femme attristée. Peut-être avait-il tué son mari, peut-être était-ce le père de ses enfants. Mais qu’importe, il tuerait mille narniens s’il le fallait. Lancé au galop dans cette forêt, Aldric était en proie aux doutes. Il savait qu’il devait fuir Narnia mais pour aller où ? Puis, il repensa aux ennemis contre lesquels il s’était battu durant la guerre du printemps. Les telmarins et les calormènes. Ennemis jurés de Narnia. C’était donc là qu’il irait, à Telmar ou à Calormen. Et, après avoir pesé le pour et le contre, son choix se porta sur Telmar. Il ne se voyait pas traverser le désert qui menait à Calormen. Traverser les montagnes serait plus simple. Son périple dura plus de deux semaines. Le cheval sur lequel il montait n’était pas fait pour courir vite. Contraint et forcé, Aldric devait s’arrêter toutes les deux heures. Mais les montagnes étaient froides et il était bien heureux de pouvoir se reposer contre le crin chaud de sa monture.
Lorsqu’il arriva enfin à Telmar, Aldric s’arrêta pour une nuit à la taverne de la Petite Ours. Là, il apprit que l’empire Telormen, dont il ignorait l’existence, touchait à sa fin dû à l’exil du Tisroc Yoren et le couronnement de Soren. Cette nouvelle ne l’arrangeait pas. Narnia n’avait donc plus qu’un seul vrai ennemi. Il devait faire au plus vite pour rejoindre le palais de Telmar et avoir un entretien avec le roi pour lui offrir son aide. Par manque de chance, lorsqu’il arriva au château, un des gardes l’informa que le roi était en voyage en mer.
Aujourd’hui, résidant à Telmar, Aldric ne vit que pour venger la mort de ses parents et pour assister à la chute de Narnia.