L’épisode du bal s’était passé il y a une semaine. Et lors de cette dite semaine, les mêmes pensées se bousculaient dans l’esprit d’April. C’était un mélange d’idées positives, de souvenirs joyeux, qui contrastaient à la partie sombre du compte rendu de cette soirée-là. C’était étrange, en un sens ; ce qu’il s’était passé au bal était désolant, triste, menaçant avec ce qu’il s’était passé avec les Telmarines, puis la dispute qu’il y avait eu. Et le résultat était qu’il y allait avoir une guerre ; elle était inévitable, avec l’esprit borné de Caspian et des Telmarins. En plus, même sans cette dispute, la tension entre les camps aurait bien fini par éclater. C’était comme si l’on passait d’une guerre froide à une vraie guerre. Et à côté de tout ça, il y avait une touche agréable dans la tête d’April. En effet, à la fin du bal, elle était allée voir Edmund. Bien sur, elle connaissait son nom ; après tout, il était célèbre, c’était « Edmund le juste », un des rois de Narnia. Mais ce n’était pas pour ça qu’elle était allée le voir. Elle s’en fichait qu’il soit roi, monarque, empereur, ou quoique ce soit de la sorte. Ce soir là, elle avait plutôt vu Edmund, un garçon seul face à une terrible fatalité, sans aucune aide, sans sa famille pour le soutenir, perdu et en colère. Et elle se disait que personne n’avait à subir ça ; car elle connaissait cette situation, dans un sens : elle en avait vécue une semblable. Certes, elle n’avait jamais eu à gérer une guerre, mais le sentiment était le même. Elle avait été face à une fatalité – celle de l’oubli –, sans aide, sans famille, perdu et en colère. Ensuite, ces sentiments l’avaient peu à peu perdu, car elle avait trouvé une famille dans laquelle vivre, et ils avaient été très gentils avec elle. Mais ce n’était pas pour autant qu’elle avait retrouvé la mémoire, et elle ne le vivait pas toujours bien.

Enfin je disais donc ; elle était allée voir Edmund. Et depuis, elle se repassait tout l’épisode du bal, du moins certaines parties, en boucle dans sa tête, jusqu’à déformer les images et les rendre floues dans son esprit. Et ce matin, comme tous les sept précédents, elle pensa à Edmund, au bal, à Narnia, à Caspian, et encore à Edmund. Au bout d’un moment, elle chercha même une excuse pour aller le voir. Mais il y avait trop de chose dans sa tête pour qu’elle ait les idées claires ; et elle ne trouvait rien de très suffisant. Finalement, elle se résolut à y aller sans raison très concrète ; elle n’allait quand même pas le laisser seul dans sa galère, surtout qu’après lui avoir parlé au bal, elle était forcée de le revoir. S’il lui demandait, elle n’avait qu’à dire qu’elle passait par là, ou alors qu’elle voulait voir comment il allait ; inutile de se torturer l’esprit pour chercher plus compliqué.

Jusque là, tout allait bien ; il lui suffisait de regarder s’il était dans le village de Narnia, ou vers Cair Paravel – ce qu’elle avait déjà fait au cours de la semaine, à vrai dire –, mais que cette fois, elle allait devoir lui parler. Néanmoins, quand elle le vit enfin, quelque chose la bloqua. Des tas de questions l’empêchait d’aller plus loin : et s’il ne la reconnaissait pas ? Et s’il ne se souvenait pas d’elle ? S’il ne voulait pas la revoir ? Après tout, ils avaient juste parlé, mais il ne connaissait pas son nom, n’avait pas vu son visage à cause du masque et ne savait rien d’elle. En plus, pour certaines personnes, ça pourrait être humiliant de revoir un témoin d’un passage désagréable de votre vie. April ne savait plus trop quoi faire. En plus, avec la foule, elle ne pouvait plus vraiment venir en arrière ; et comme par hasard, elle pouvait passer assez facilement vers lui. Finalement, elle passa discrètement vers lui pour retourner plus loin et rentrer chez elle. Ce n’était pas du tout son genre de se défiler comme ça ; mais là, le sentiment qui la bloquait n’était pas habituel, et elle n’avait pas l’expérience de le gérer.

Elle l’avait déjà dépassé, et il n’avait pas réagit. Elle avait bien fait de ne pas lui parler, dans ce cas ; mais en même temps, elle était un peu déçue. Pourquoi était-elle comme ça ? Elle n’était pas du genre à être tout à fait dans les normes, mais c’était quand même un comportement bizarre, non ? Elle soupira et continua sa marche, quand tout à coup elle fut rattrapée. Edmund était là, il s’était positionné devant elle. Et à ce moment-là, c’était encore plus étrange ; mais c’était également agréable. Il la fixait, et on voyait qu’il la reconnaissait. April avait l’impression que le temps s’était en quelque sorte stoppé, qu’il n’y avait plus rien autour d’eux ; elle aurait voulu parlé, mais elle était comme sous le choc, et ne dit rien au début.

« Oui, je me souviens de toi… »

Puis la réalité refit surface quand deux filles gloussèrent plus loin. Quelles cruches, se dit April. Elle n’aimait pas les filles qui gloussaient. Et à ce moment là, elle les haïssait plus que tout. Il lui glissa quelques mots, un lieu de rendez-vous, et il s’en alla. Avant qu’il soit trop loin pour ne plus pouvoir l’entendre, elle lui dit son nom ; puis elle fit demi-tour. Elle n’allait pas attendre ici de le revoir, surtout que les deux greluches étaient encore là à parler du « Roi Edmund » et à jacasser stupidement.

Ensuite, ce fut l’heure ; elle se rendit au lieu qu’Edmund lui avait indiqué, habillée d’une robe typiquement Narnienne – qu’elle aimait beaucoup – et en attendant regarda le paysage. C’était magnifique, pensait-elle. Mais le sentiment dans lequel elle était n’était en rien dû au paysage, en tout cas pas seulement à ça ; c’était surtout qu’Edmund était là. Il était venu à côté d’elle ; et elle lui demandait intérieurement, sans dire un mot, de se rapprocher d’elle. Bien sûr, il ne lisait pas dans les pensées, alors ça ne servait à rien. Sa présence était à la fois intimidante et réconfortante ; c’était quelque chose de nouveau mais elle savait qu’elle ne pourrait plus s’en passer.

« Je n’en sais rien… Je – j’avais envie de venir avec toi. »

Elle aurait très bien pu dire qu’il lui avait manqué d’une certaine manière – elle venait de s’en rendre compte – mais elle n’en fit rien.